Écrits à la va-vite en vue d’une échéance électorale, les livres des Hommes politiques ont rarement des prétentions littéraires, et s’ils en ont, les déçoivent souvent. C’est bien sûr différent quand son auteur est un véritable écrivain, futur prix Nobel de littérature de surcroit. L’écrivain en question, c’est Mario Vargas Llosa et le livre, Le poisson dans l’eau (El Pez en el agua).
Ces mémoires reviennent sur les trois années de campagne présidentielle menées par Vargas Llosa et qui le virent perdre au second tour contre Alberto Fujimori. Le grand romancier péruvien les rédige en 1993, trois ans après l’élection. Le nouveau président populiste a alors déjà confirmé les craintes à son égard, en fomentant un coup d’État peu après son élection. Le candidat malheureux n’est cependant pas dans la revanche ; il a mis fin à son éphémère carrière politique. Il n’y aura pas de second round. D’ailleurs de Fujimori, il en sera peu question. Ce n’est déjà plus en homme politique qu’il rédige ce livre, lui permettant cette liberté de ton et cette sincérité qui en font tout le sel.
Fidèle à son goût pour les constructions complexes, il alterne entre deux récits. D’un côté, la campagne présidentielle avec ses amitiés, son rythme insensé, et ce projet libéral auquel il croit toujours dur comme fer, mais aussi ses trahisons, ses coups-bas, les attentats terroristes qui ensanglantent la campagne, et en toile de fond, cette impossibilité de faire cette campagne propre, basée sur les idées à laquelle il aspire. De l’autre, une passionnante autobiographie, tout à la fois familiale, sentimentale, littéraire et bien-sûr politique qui éclaire son amère défaite contre un candidat inculte, sans soutien, sans programme et qui n’était donné qu’à 10% d’intention de vote à quinze jours du premier tour.
Il nous conte ainsi son enfance, entre la Bolivie et le Pérou, dans une famille nombreuse d’abord, puis seul ou presque à Lima avec ce père que Vargas Llosa décrit comme autoritaire, jaloux et violent. C’est durant ces années que le petit Mario trompa la solitude en se plongeant dans les romans d’aventure d’Alexandre Dumas et de quelques autres, premiers pas dans la littérature qui allaient le mener jusqu’au prix Nobel ; première révolte aussi contre ce père qui annonçait sa soif de liberté, et peut être son libéralisme viscéral si éloigné de l’histoire politique du Pérou.
Il évoque son adolescence en pensionnat dans un collège militaire réputé pour sa sévérité et qui lui inspira La Ville et les Chiens, son premier roman. Il y découvrit la grand caléidoscope de couleurs de peau qu’est le Pérou: blanc, indien, noir, asiatique et tous les métissages… un clivage qui allait jouer un rôle central dans sa défaite électoral où les classes populaires refusèrent en masse de voter pour un blanc, “candidat des riches” au profit du “Chino”, Fujimori, qui se fera le champion des cholos et des indios. C’est également à cette époque qu’un prêtre abusa de lui, conduisant à son athéisme, un scandale dans ce pays profondément catholique dont allaient se servir ses futurs adversaires pour le discréditer lors des élections (même si l’Église se ralliera finalement à sa candidature, jugée préférable à celle de Fujimori soutenu par les Évangélistes).
Il retrace sa brève et précoce carrière de journaliste de presse et de radio, quand il rédigeait des chroniques politiques, littéraires, mais aussi et surtout, de la rubrique des faits divers. C’est là qu’il découvrit à peine sorti de l’adolescence la vie de bohème, la drogue, la prostitution et le crime qui allaient nourrir ses romans La Casa Verde et Conversation à la cathédrale. Son expérience dans les médias allait se rappeler à lui lors de la campagne présidentielle, quand raconte-t-il avec dépit, les pires diffamations furent diffusées à son encontre et que certains de ses vieux amis du monde médias allaient se retourner contre lui.
Il évoque ses études à l’université de San Marcos, université publique comme il aime à le rappeler pour contredire son image de bourgeois. Plutôt que le métier d’avocat auquel il se destinait, il y découvrit les grands romanciers, surtout les Espagnols, Français, Russes et Américains, non étrangers à son cosmopolitisme et à son refus du nationalisme. Vargas Llosa était très sévère avec ses compatriotes, en particulier cette littérature ancrée dans la réalité andine, dite indigéniste, qu’il jugeait provinciale et artistiquement médiocre, et dont sa critique n’est au demeurant guère éloignée de celle qu’il fait de la politique péruvienne. Il lisait en revanche à cette période peu de romans d’Amérique latine ; le boom latino du roman latino-américain, de Gabriel García Márquez, à Carlos Fuentes en passant par Juan Rulfo ou Julio Cortázar – et dont il sera un des champions – n’avait pas encore eu lieu. A défaut de romans, Vargas Llosa lisait les poètes et nouvellistes d’avant-garde du sous-continent tels que Jorge Luis Borges, Rubén Dario et Pablo Neruda mais aussi les péruviens César Vallejo et César Moro et auxquels il rend joliment hommage.
Il raconte enfin ses premiers engagements politiques quand il s’encarta dans le parti communiste péruvien à l’époque persécuté par le dictateur Manuel Odría. Ce combat contre les autoritarismes de droite comme de gauche, l’animera toute sa vie, en témoigne son roman tardif la Fête au Bouc sur le dictateur dominicain. Le parti communiste péruvien était à cette époque en lutte larvée contre l’autre parti de gauche, l’APRA, ce qui préfigurait quelque part le combat que mènerait Vargas Llosa en 1990. Devenu libéral, c’est en effet le rejet du socialisme de l’apriste Alan García au pouvoir depuis 1985 et en particulier de son projet de nationalisations qui allaient précipiter son engagement en politique, avec l’organisation de manifestations qui rencontrèrent un succès surprise, la création du Movimiento Libertard, puis du Fredemo. L’APRA en gardera rancune et bien que marqué à gauche, le parti d’Alan García allait soutenir au second tour le populiste Alberto Fujimori, pour lui offrir la victoire.
Une citation de Max Weber ouvre Le poisson dans l’eau. Se mêler de politique, nous dit le sociologue, c’est consentir à utiliser comme moyens le pouvoir et la violence, c’est s’interdire d’être assuré de produire le bien avec le bon et le mal avec ce qui est mauvais. Celui qui ne le voit pas, conclut-il, est, politiquement parlant, un enfant. A la lumière de ces mémoires, qui mêlent, son histoire personnelle, la grande Histoire du Pérou, mais aussi les histoires de ses romans qui tirent leurs sources dans ces deux dernières, on comprend que cet enfant, c’est Vargas Llosa lui-même. Le respectable romancier avait beau avoir vécu une vie intense et déjà longue ; il avait beau en avoir imaginé de nombreuses autres dans ses romans, il avait gardé certains idéaux, que la boue de la campagne politique et sa défaite électorale viendraient finalement dissiper.
Mario Vargas Llosa – El pez en el agua, 1993 (Le Poisson dans l’eau), 1995, Gallimard. Traduction d’Albert Bensoussan.
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