L’invention de l’Amazonie – Voyage au bout de l’enfer

C’est un texte court mais puissant que nous offrent les éditions Chandeigne en traduisant, plus de 100 ans après le voyage d’Euclides da Cunha dans la forêt Amazonienne, les récits qu’il a en tirés.  

Euclides da Cunha est passé à la postérité comme l’auteur d’Os Sertões (Hautes Terres), immense et universel récit de la guerre de Canudos qui ensanglanta le Nordeste brésilien – et qui inspira Mario Vargas LLosa pour sa magistrale  Guerre de la fin du monde. Quelques années après la publication de son chef-d’oeuvre, le journaliste et romancier partit pour l’Amazonie, qui restait à l’époque un lieu mystérieux même pour un Brésilien. Pour rejoindre la capitale de l’Etat du Pará depuis Rio de Janeiro, Euclides da Cunha mit 17 jours ! C’est encore plus loin, plus à l’ouest, dans la profondeur de la jungle qu’Euclides da Cunha se rendit, au niveau de la frontière disputée avec le Pérou dans les terres de l’Alto Purus.

S’il avait pour projet de rédiger une vaste fresque à l’image de son roman nordestin, il mourut avant, tué lors d’échanges de coups de feu avec l’amant de sa femme, comme rattrapé par la violence qu’il n’eut cessé de raconter. Il eut cependant le temps de rassembler dans le recueil À margem da história quelques textes issus de son voyage amazonien. En sont tirées trois histoires – traduites pour la première fois en français – qui constituent L’invention de l’Amazonie.

Le premier texte est intitulé Impressions générales et conte le saisissement de l’auteur à découvrir l’Amazonie mais aussi sa difficulté à appréhender ses paysages, leur immensité, leur impermanence, leur répétition. Il s’appuie sur les grands naturalistes et géographes l’ayant précédé, comme pour mieux s’en détacher, descendant de leur vision scientifique et idéale, pour un portrait plus proche, plus ambivalent aussi, tant Euclides da Cunha semble effrayé par l’inhumanité de ce territoire.  Euclides da Cunha le dit avec sa prose saisissante: “l’homme est encore en ces lieux un intrus impertinent”.  Le second récit sans doute le plus marquant le confirme.  Il narre la fièvre du caoutchouc qui enflamma la forêt amazonienne du Brésil au Pérou. Avec une précision journalistique et le génie romanesque qu’on lui connait, il nous met sous les yeux, nous donne à sentir et à entendre ce crime de la modernité  ; quand, pour nourrir de latex les usines d’Europe et des Etats-Unis, des milliers de seringueiros saignèrent la forêt tropicale, creusant les troncs des hévéas pour en récupérer le précieux caoutchouc. Quand ces migrants en quête de fortune, égarés du Pérou, de la Bolivie ou du Brésil se retrouvèrent asservis dans ces terres hostiles, grevés de dettes, aux proies aux maladies et à la barbarie. Esclaves d’un genre nouveau – liés par un contrat, attachés par la dette,  soumis à la violence impunie de leurs patrons, ils se révélèrent eux mêmes les bourreaux des Amérindiens. Un récit glaçant, où la mélancolie d’un Tristes Tropiques cède le pas à l’horreur et au désespoir du spectateur impuissant de la sauvagerie  du soit-disant monde civilisé. Le troisième et dernier texte qui clôt le petit ouvrage évoque un rituel catholique célébré à Pâques. Les seringueiros construisent un mannequin en forme Juda, façonnent son visage avec art et patience, le vêtissent comme un des leurs, pour l’empaler sur une embarcation, le jeter à la furie de l’Amazone, puis le vouer aux railleries, aux insultes, aux jets de pierres et aux coups de fusil, comme une tentative grotesque de rédemption dans ce Paradis Perdu transformé par la folie des hommes en Enfer sur Terre.

Euclides da Cunha, L’invention de l’Amazonie, 2020, éditions Chandeigne, introduction de Patrick Straumann et traduction de Mathieu Dosse

 

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