La musique péruvienne derrière les clichés

La musique péruvienne n’est pas complètement inconnue aux oreilles françaises, c’est peut-être pire : elle est folklorisée : c’est une musique hors du temps et hors de la réalité du Pérou. Elle a pourtant une longue et riche histoire, qui comme ailleurs en Amérique est celle du métissage chaque fois différent mais toujours fécond entre les traditions amérindiennes, africaines et européennes. Ce rencontre, si violente soit-elle a donné naissance à de nombreuses musiques, qui ont elles-mêmes ensuite dialoguées entre elles et avec celles des pays.

La musique d’inspiration amérindienne

500 ans après la conquête du Pérou, c’est en vain qu’on cherchera une musique amérindienne vierge des influences européennes au Pérou, si ce n’est peut-être dans certaines tribus de l’Amazonie. Ces dernières tels que les Indiens Tupis, Arawaks ou Panoans ont une musique qui n’est malgré le travail des ethnologues que partiellement documentée et difficilement accessible.

Le groupe amérindien le plus présent au Pérou est sans conteste les Quechuas, descendant les plus directs des Incas et aujourd’hui majoritaires dans les Andes péruviennes, suivi des Aymaras. De la véritable musique jouée par les Incas, l’histoire n’a gardé guère de trace, à part certains instruments pré-hispaniques découverts lors les fouilles archéologiques. La musique contemporaine des Andes est aujourd’hui largement marquée par les influences européennes. Il est difficile d’en faire un panorama non réducteur tant ils varient selon chaque région, chaque ville et jusqu’à chaque village.

Le genre traditionnel andin le plus populaire et le plus vivant est le huayno qui comporte lui-même de très nombreuses déclinaisons. Les instruments à vent, d’origine non européenne restent présents dans le huayno avec les fameuses quenas et zampoñas (flûtes de pan), souvent associées à des tambours (tinyas). Un ensemble de huayno comporte également des instruments d’origine européenne depuis longtemps adaptés par les Indiens du Pérou, tels que le charango, sorte de petite guitare qui vient de la mandoline, le violon, la harpe ou encore les saxophones.

L’aspect le plus caractéristique du huayno pour l’auditeur français est peut être le chant basé sur des mélodies très particulières, souvent chantées très aigues et qui le rendent d’accessibilité peu immédiate. Les grands artistes du huayno sont innombrables. Ils chantent tant en quechua qu’en espagnol. Parmi les plus représentatifs, on peut citer le chanteur Picaflor de los Andes de Huancayo, Jaime Guardia, Los Herrantes, Flor Pucarina, Manuelcha Prado ou Martina Portocarrero. Les interprétations instrumentales peuvent servir de porte d’entrée, par exemple celles du guitariste Raúl García Zárate ou du joueur de charango Julio Benavente Diaz.

La musique criolla et afro-péruvienne

Les côtes péruviennes furent le théâtre d’un autre métissage, celui entre les musiques européennes – notamment espagnoles et gitanes – et celles d’Afrique de l’Ouest. Malgré une déportation d’esclaves moindre qu’ailleurs en Amérique, leur influence sur la musique péruvienne de la côte a été décisive.

On serait tenter de simplifier en disant que la musique criolla – c’est-à-dire créole – est la musique des descendants des immigrés européens, tandis que la musique afro-péruvienne serait celle des descendants des esclaves. Il s’agit cependant d’un raccourci. En effet, et contrairement à d’autres pays américains, les Noirs du Pérou se sont rapidement identifiés comme créoles et non comme noirs. L’absence de conscience raciale expliquerait la dissolution progressive de l’identité afro-péruvienne dans celle plus grande de l’identité créole.

Les deux instruments rois de ces styles traduisent cette double influence africaine et et européenne puisque ce sont la guitare – espagnole – et le cajón, un instrument de percussion en forme de caisse inventé par les esclaves avec un son très sec, popularisé hors du Pérou dans les flamencos de Paco de Lucia. Un autre instrument typiquement afro-péruvien original est la kijada, une percussion faite de mâchoire d’âne.

La musique criolla est issue des genres européens de la fin du XIXe siècle, écoutés au Pérou puis progressivement créolisés. On retrouve initialement l’influence des jotas d’Espagne, des valses viennoises et des mazurkas, notamment à l’origine des valses criollos (valses créoles) de la zamacueca, la marinera, du tondero, de la zamba, et de la cueca.

Un de ses musiciens clés est Felipe Pinglo Alva, né en 1899, et surnommé le « père de la musique criolla ». Si la musique criolla lui est antérieure, c’est lui qui lui donne sa forme moderne. Il prospère à l’époque où la musique criolla conquiert les théâtres, la radio et le cinéma. Le titre le plus célèbre de Pinglo s’intitule El Plebeyo (le plébéien), une valse sur l’histoire d’un amour impossible d’un pauvre pour une aristocrate,  qui rappelle les origines populaires de ce genre né dans les quartiers pauvres de Lima

A partir des années 1940 et 1950, le genre devient moins connoté  « populaire» et s’institutionnalise. En 1944 est par exemple créé le « Jour de musique criolla », toujours célébré aujourd’hui. Le genre devient celui des habitants de Lima, peut-être en réaction aux vagues migratoires des Indiens vers les grandes villes de la côte. C’est l’âge d’or de ce style avec de grands compositeurs et de grands interprètes comme Los Embajadores Criollos, Los Troveros Criollos, Los Morochucos, Lucha Reyes et surtout l’immense Chabuca Granda.

Au sein de cette musique criolla, se détachent des styles plus typiquement noirs, même si l’influence espagnole et andine n’est jamais absente. Les principaux sont le lando, l’alcatraz et le festejo. Ces derniers avaient pratiquement disparu au début du XXème siècle avec la diminution drastique de la population noire péruvienne. Aussi ont il été, revitalisés, voire pour certains réinventés à partir des années 50,  sous l’impulsion du grand musicien et poète Nicomedes Santa Cruz et de sa soeur Victoria Santa Cruz qui ont reconstruit des morceaux et des styles sur la base de bribes de mélodies et de souvenirs des plus anciens. Le genre est particulièrement passionnant avec de grands musiciens comme Porfirio Vásquez, Caitro Soto Nicanor Lobatón et Arturo « Zambo » Cavero.

Les styles afrocriollos ont reçu un écho certains parmi le petit monde de la « world music » avec notamment l’exportation réussie d’Eva Ayllon, Susana Baca et Peru Negro ou récemment des relectures electro de Novalima.

Le rock péruvien

Los Saicos

Le Pérou n’est pas enfermé dans une bulle étanche et les Péruviens n’écoutent pas plus exclusivement la musique péruvienne que les Français la musique française. Comme partout dans le monde et en particulier dans les Amériques, c’est l’influence des États-Unis qui domine. Dès la première moitié du XXe siècle, la musique afro-criolla incorpore les influences du fox-trot, du charleston et du jazz que la jeunesse découvre à la radio. Mais ce n’est rien comparé à ce qui se produit à partir de la fin des années 50 avec l’arrivée du  rock ’n’ roll.

Le premier album de rock chanté en espagnol remonte à 1963 avec Los Incas Modernos mais la véritable naissance du rock péruvien date de l’année suivante avec la création de Los Saicos. 10 ans avant le punk, 10 fois plus sauvage que le garage rock naissant, c’est une petite révolution dans un rock en espagnol balbutiant qui ne produisait à l’époque que des pâles copies des groupes nord-américains. Los Saicos deviennent même numéro 1 des ventes au Pérou avec un tube improbable : Demolicion ! Le groupe influence toute une scène rock psychédélique réjouissante avec des groupes comme Los Belkings, Los Shains ou Los Yorks.

Dans les années 1970 le rock connaît un important reflux sous la dictature de Juan Velasco Alvarado. Ce dernier limite considérablement leur accès aux médias et le rock laisse la place à la musique criolla, à la salsa et aux ballades. Le genre refait surface au début des années 80 porté par le rock progressif (Frágil) et le rock subterráneo, c’est-à-dire underground (Leucemia, Narcosis). On assiste également à des fusions du rock avec des musiques plus péruviennes. Ces groupes sont minoritaires mais séduisent l’auditeur étranger peu intéressé par les trop nombreuses copies conformes de groupes américains, aussi réussis soient-elles. Le pionnier est El Polen, un groupe de folk psyché du début des années 1970. Miki Gonzales, issu du rock subterráneo, intègre la musique afro-péruvienne dans ses chansons festives et engagées. Le groupe le plus intéressant dans cette approche est à selon nous Del Pueblo del Barrio, un des meilleurs groupes de rock péruvien.

Dans les années 1990 des stars plus consensuelles apparaissent et réussissent à s’exporter dans toute l’Amérique latine (Mar de Copas, Pedro Suarez Vertiz). La scène alternative se développe en parallèle et s’inspire également des genres venus des États-Unis ou d’Argentine (Los Fuckin Sombreros, Resplandor).

La cumbia péruvienne

Le Pérou a suivi la plupart des modes qui ont soulevé l’Amérique hispanophone. Les boleros (Lucho Barrios), le boogaloo, les ballades de la Nueva Ola (Los Doltons), le rock en español, la salsa (Lucho Macedo) jusqu’au reggaeton. Mais c’est la cumbia qui a donné au Pérou ses plus beaux fruits.

La cumbia est au départ un genre colombien qui prend sa forme moderne dans les années 1950. Il s’exporte rapidement dans toute l’Amérique du Sud avec des groupes comme Los Corraleros de Majagual, Andres Landero ou La Sonora Dinamita. Sa greffe au Pérou intervient grâce au jeune guitariste péruvien Enrique Delgado qui fonde en 1966 Los Destellos. Il reprend les lignes de basse et la rythmique typique de la cumbia mais remplace l’accordéon colombien par la guitare électrique. La jeu de la guitare puise directement dans le rock psychédélique de l’époque et s’appuie sur une longue et riche tradition péruvienne dans la guitare qui traverse tous les styles, soupoudrée de l’influence de la musique afrocriolla, de la nueva ola et de la guaracha cubaine pour les percussions. De très nombreux groupes se mettent à jouer cette cumbia péruanisée. Parmi les meilleurs, on peut citer los Hijos del Sol, los Diablos Rojos, los Pakines et los Ecos.

De la forêt amazonienne péruvienne à l’époque en plein boom pétrolier, quelques groupes passionnants s’approprient le genre naissant. On peut parfois entendre l’influence du Brésil voisin ou de la musique traditionnelle d’Amazonie notamment shipibo dans les chansons de leurs fers de lance, Los Mirlos et  Juaneco y su Combo.

La cumbia péruvienne originelle était déjà mais légèrement influencée par le huayno andin. C’est vers la fin des années 1970 que s’opère la véritable fusion cumbia-huayno dans le contexte des migrations des villageois andins vers Lima. L’influence du huayno est particulièrement nette au niveau du chant. On sent aussi moins heureusement l’influence des années 1980 dans la production chargée ou la présence des synthétiseurs.

A cette époque, on commence à appeler la cumbia péruvienne, chicha. Aujourd’hui les deux noms sont pratiquement devenus synonymes même si on utilise plutôt « cumbia peruana » pour la vieille cumbia tandis que chicha se réfère plus à son évolution. On l’appelle également cumbia andina pour souligner l’influence du huayno andin. Le terme chicha est également synonyme de« mauvais goût » et traduit l’image de ce genre encore méprisé. Il était (et est) considéré par les Péruviens de « bonnes familles » comme de la musique de provincial et de “cholos” tandis qu’eux écoutaient plutôt de la salsa à l’époque et aujourd’hui du rock ou du reggaeton.

La chicha explose commercialement avec les tubes de los Shapis au début des années 80. Les succès s’enchainent même si la qualité n’est plus toujours au rendez vous. La mouvance commerciale s’accentue encore avec la tecnocumbia dans les années 1990, influencé par le mouvement mexicain du même nom avec de fortes doses de clavier et batterie synthétiques, chorégraphies et danseuses en bikini (ces dernières étant néanmoins présentes dans à peu près tous les styles de cumbia).

La cumbia péruvienne a toujours eu un certain succès dans le reste de l’Amérique latine. Elle a influencé la cumbia argentine (cumbia villera) via la diaspora péruvienne installée à Buenos Aires mais aussi  en retour la cumbia colombienne avec Afrosound mais surtout Rodolfo y su Tipica qui reprit la cumbia péruvienne La Colegiala de Los Ilusionistas. Le dernier épisode de l’aventure cumbia est certainement l’avènement de la neo-cumbia (ou cumbia nueva), revisitée par la culture DJ dans la mouvance « global-ghettotech ». Une sorte de relecture hype de ce genre snobé pendant des décennies. Le jeune mouvement existe au Pérou, mais on voit surtout poindre des remix neo-cumbia de classiques péruviens par des Argentins comme Sonido Martines.

 

La musique péruvienne actuelle

Un bilan de ce qui se joue et s’écoute ces dernières années est on ne peut plus difficile étant donné la diversité des styles et leur accès parfois difficile. La chicha est aujourd’hui assurément le style le plus populaire du Pérou. Le genre qui dans les années 70-80 était écouté par les migrants provinciaux a conquis la classe moyenne. Les stars actuelles s’appellent Grupo 5 et pondent des tubes festifs et romantiques, rares titres nationaux à concurrencer latin pop, merengue et reggaeton en boîte de nuit. En même temps, la cumbia péruvienne qui fut pendant longtemps méprisée commence à devenir plus respectable. L’anathème s’est en quelque sorte déplacé sur la chicha.

Côté groupe indépendants, la Sarita imprègne son rock de cumbia. Bareto reprend les classiques de la cumbia avec une énergie rock. Uchpa jouent du rock avec un son 70s assez classique mais chanté en quechua. Les années 2000 marquent l’essor timide mais réel d’une scène hip-hop péruvienne. Absent des radios et des médias, cette scène s’est néanmoins développée à Lima pour donner naissance à plusieurs groupes de qualité, tels que Rapper School, Radikal people et surtout Pedro Mo. Une scène électro émerge également avec des groupes comme La Mente, Animal Chuki ou Dengue Dengue Dengue.

Le renouveau du huayno enfin est porté par de formidables chanteuses comme Edith Ramos, Magaly Solier, ou Consuelo Jeri.

One thought on “La musique péruvienne derrière les clichés

  1. J’ai connu le Pérou dans les années 70 pendant la dictature de Velasco Alvarado, période très difficile où il n’y avait rien dans les rayons des magasins et restriction de la viande, mais cette période était faste à la musique criolla.
    Depuis la «touristiquisation» de la musique criolla à fait des ravages surtout par les costumes.
    A l’époque j’étais “el enamorado” d’une danseuse créole, Je l’accompagnais souvent aux représentations que son groupe donnait chez des riches particuliers de Miraflores ou de San Isidro, les quartiers chics. J’étais toujours bien accueilli par les maîtres de maison, ils étaient heureux de présenter à leurs invités quelqu’un qui «arrivait» d’Europe avec des nouvelles fraîches (La censure était extrême). Avec elle j’appris à connaître et à apprécier les danses et la musique de la côte. Le costume pour la marinera limeña (Je parle pas de la marinera norteña) était robe blanche avec un ou deux lisérés rouges et la “pollera” (jupon) rouge et deux fleurs rouge dans la chevelure pour elle, un foulard, une ceinture rouge et un chapeau de “jipijapa” pour l’homme . Pour l'”alcatraz” ou l’homme danse avec une chandelle et doit enflammer le bout de papier le “cucurucho” attaché à la jupe longue de sa partenaire, celle-ci doit l’éviter en remuant les hanches de manière sensuelle. Malheureusement aujourd’hui les robes de marinera limeña son de toutes les couleurs et celle de l’alcatraz son des “culifalda” (minijupe) ridicule. Pour le Huayno c’est pire…
    Antarqui

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